18/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

Parlons culture

01/05/1999
M. Serge Dreyer. (Mika Huang)
a Chine libre : En quoi consiste votre travail d’enseignant ?

Serge Dreyer : Je donne trois heures de cours par classe, ce qui me fait 18 heures par semaine. Sur les 80 ou 90 heures que j’ai dans l’année, j’en réserve 20 aux cours de culture. Mes élèves, qui viennent de tous les départements, n’ont reçu aucune formation dans cette langue, à quelques rares exceptions près. En début de session cette année, j’avais 168 étudiants inscrits. Au deuxième semestre, il n’en restait même pas la moitié. Mais ma politique n’est de toute façon pas de faire du chiffre et je n’hésite pas à recaler. En deuxième année, je n’ai plus qu’une vingtaine d’élèves. Il y a plusieurs raisons à cela : certains ont trouvé trop difficiles l’accord du participe passé avec avoir et les conjugaisons ! D’autres n’ont pas aimé ma manière d’enseigner. Un programme trop chargé ou des heures de cours qui se chevauchent constituent aussi souvent un obstacle. Enfin, pendant longtemps, des étudiants ont commencé le français en quatrième année seulement. Les choses commencent à changer aujourd’hui, grâce à un nouveau règlement adopté par le ministère de l’Education, et un nombre de plus en plus important d’étudiants apprennent désormais le français dès la première année.

Le premier semestre de la première année s’apparente donc à une opération de bienvenue. Pendant le deuxième semestre, je commence à sélectionner les étudiants les plus motivés qui possèdent un projet et qui continueront l’année suivante. Je ne peux pas m’occuper des besoins de ceux qui, dès la première année, ont pour objectif d’aller étudier en France parce que je suis obligé de tenir compte de l’ensemble de la classe. Ces élèves sont donc en général frustrés par le rythme beaucoup trop lent pour eux. Le niveau linguistique est très faible et les cours sont en chinois la plupart du temps. Le véritable but des étudiants n’est de toute façon pas d’apprendre la langue, quoi qu’ils en disent. Ils sont surtout là parce qu’ils ont une certaine idée de la France qui est, pour eux, un pays romantique où règne une certaine qualité de vie. Ils veulent vivre les stéréotypes qu’ils ont sur la France.

En quoi consistent vos cours à contenu culturel ?

Le premier de ces cours porte sur l’invitation à dîner, qui est chose courante en France, alors que les Chinois invitent en général au restaurant. Il me permet de parler de tous les rituels de politesse et, donc, d’aborder le thème de la politesse lui-même. Les étudiants ont tendance à considérer que les Chinois sont polis et que les étrangers, c’est-à-dire les Occidentaux, eux, ne le sont pas. Plus particulièrement, les Français ont la réputation d’être compliqués, maniérés et d’observer beaucoup de rituels. Si vous ignorez de quoi il s’agit, vous risquez de commettre des impairs qui vont mettre tout le monde mal à l’aise. Le cours consiste donc pour les élèves à imaginer qu’ils sont invités par des Français. Ils doivent réfléchir à la façon dont ils vont s’habiller, à ce qu’ils vont offrir, à l’heure à laquelle ils vont arriver, etc. Je leur explique ce qui ne se fait pas et pour quelles raisons. Ils découvrent ainsi la relativité de la politesse.

Mon but est de faire réfléchir les élèves sur leur propre culture en leur expliquant que les codes – notion dont ils n’ont jamais entendu parler – sont différents. Ce cours leur montre que leur culture est le prisme déformant à travers lequel ils regardent les cultures étrangères. C’est une attitude particulièrement marquée à Taïwan où l’éducation véhicule traditionnellement une idée très ethnocentrique du monde. La situation est en train d’évoluer, mais il n’en demeure pas moins que les élèves ont toujours été habitués à écouter le professeur. Ils arrivent à l’université sans la moindre réflexion critique sur leur propre culture. J’essaye donc de leur donner des outils de réflexion sur leur identité de sujets culturels, de les amener à prendre une certaine distance par rapport à leur culture, afin qu’ils soient capables de la critiquer dans la perspective d’un contact avec l’étranger.

Quels stéréotypes entretiennent vos élèves sur la France ?

En début d’année, je me livre systématiquement à un petit sondage mais je pose rarement les questions directement. Par exemple, je dis aux élèves de penser à la France et aux Français et je leur demande de m’écrire les cinq mots qui leur viennent immédiatement à l’esprit. J’en fais ensuite une analyse. Il m’arrive aussi de leur poser des questions indirectes sur leurs connaissances en géographie, en histoire ou sur leurs goûts. Ces questions les incitent à s’exprimer. En général, les étudiants ont du mal à parler d’eux-mêmes, parce que c’est là une chose qu’on ne leur a jamais demandé de faire.

Les stéréotypes de mes élèves sont tout ce qu’il y a de plus classique. Ainsi, ils considèrent que les Français sont arrogants, idée également véhiculée par les autres Occidentaux, et notamment les Américains. Il faut savoir savoir qu’ici, beaucoup de stéréotypes sont véhiculés par les Américains dont l’influence est importante et que l’image de la culture française à Taïwan se construit aussi à travers le prisme déformant des Etats-Unis. Cette idée d’arrogance se retrouve dans les médias et dans les propos de ceux qui ont fait la France en trois jours et qui, bien évidemment, rapportent des « cartes postales ». On peut trouver plusieurs raisons à l’existence de ce stéréotype. Tout d’abord, la plupart des étrangers ne vont qu’à Paris où, comme dans toutes les grandes villes, les gens sont en général assez froids. Par ailleurs, les Parisiens entretiennent un certain complexe de supériorité, leur ville représentant souvent la France dans le monde entier. Entre aussi en jeu le mode de relation d’individu à individu. Les Chinois n’ont que très peu recours à l’humour qui risque de faire perdre la face à l’interlocuteur. Inversement, en France et dans les pays latins, on utilise beaucoup l’allusion. On va « se chambrer », mettre l’autre en cause dans ses images, ses attitudes, faire, par exemple, des allusions sur sa vie sexuelle, en espérant que cette personne va répondre de manière encore plus subtile. Ce jeu dans la relation entre les individus masque et, plus encore, freine des communications qui seraient autrement trop violentes. D’une manière générale, les Chinois se servent de ce que nous appelons « la langue de bois » pour atténuer cette violence du contact. C’est à cette occasion que l’on entend des phrases comme : « Vos enfants sont jolis, intelligents, etc. » Les Français aiment plaisanter et se moquer. Mais ils ne se rendent pas compte que leur façon de faire de l’humour est très mal perçue par les étrangers qui ne la comprennent pas et la reçoivent au premier degré. Les étrangers ne possèdent pas les outils linguistiques nécessaires pour répondre. Ils n’ont pas non plus été formés à cet esprit. Les Taïwanais ont donc l’impression que les Français se moquent d’eux et qu’ils sont arrogants.

Les élèves considèrent aussi que les Français sont très compliqués et difficiles d’accès. Ils ont tellement de manières qu’on ne sait pas trop comment établir le contact avec eux et comment se placer dans les différentes situations de la vie. C’est le cas, par exemple, avec le thème de l’argent : on ne peut jamais en parler. Parmi les autres stéréotypes négatifs, on trouve l’idée que la vie est chère en France, que les Français ne veulent pas – et non qu’ils ne savent pas – parler anglais, qu’ils sont nuls en informatique et qu’ils passent leur temps à critiquer.

Le principal stéréotype positif, c’est que la France est le pays des arts et de la culture. D’après ce que m’ont dit les différents attachés linguistiques (*) que j’ai rencontrés, c’est là un stéréotype particulièrement ancré à Taïwan. Autre notion ambiguë demandant à être approfondie : les Français sont romantiques. Elle est liée au fait que, par exemple, Mme Bovary de Flaubert a été l’un des premiers romans du XIXe siècle à être traduit en chinois et qu’il a apparemment eu un grand impact dans les milieux cultivés. La France a aussi la réputation d’être le pays de l’art de vivre. On cite sans arrêt à ce propos les cafés et leurs terrasses. Ce n’est pas un hasard si la rue qui a le plus de succès ici, à Taichung, c’est celle qui a été conçue sur le modèle français : une rue piétonne avec des cafés. On se demande bien pourquoi les Français se mettent à une terrasse et regardent à droite et à gauche. Les Taïwanais ont donc l’image d’une certaine qualité de vie : pour eux, les Français prennent leur temps pour vivre des choses, ce que la plupart des gens ne font pas parce qu’ils raisonnent en termes d’efficacité ou d’argent. Les Français auraient cette capacité de vivre des choses « gratuites », ce qui fascine un peu.

Je pense que ceci est lié à des préoccupations qui prennent une place de plus en plus importante dans la culture taïwanaise, qui est une culture en pleine quête identitaire. Les Taïwanais imitent l’art de vivre à la française, mais d’une façon souvent maladroite parce qu’ils connaissent mal leur propre culture. Il faudrait leur montrer que cette qualité de vie que l’on trouve en France existe déjà en Chine, que ce soit intrinsèquement – prendre le thé, écouter de l’opéra sont des occupations traditionnelles – ou potentiellement. Le problème qui se pose, c’est que les Taïwanais ont vécu dans la frustration de leur culture qui a été niée pendant des décennies. Les jeunes vont donc dans des cafés où il n’y a rien, où le design est froid et la musique sans intérêt, simplement parce qu’une certaine idée de romantisme est liée à ce genre d’endroit. Mais ces cafés n’expriment rien de la culture taïwanaise actuelle. Ils révèlent simplement une fascination pour les choses importées qui sont calquées sur une société d’abondance. C’est aux Taïwanais de trouver la formule qui respectera la culture taïwanaise ou chinoise, qui sera capable d’en exploiter les richesses et permettra d’ouvrir des lieux de convivialité où les gens prendront plaisir à se rencontrer parce qu’ils y retrouveront leurs racines. Certains lieux commencent d’ailleurs à émerger, qui puisent à la fois dans la tradition taïwanaise et dans la tradition chinoise. On trouve ainsi des restaurants qui s’inspirent, par exemple, des anciennes auberges chinoises au décor simple et rustique, où se produisent des artistes locaux ou des étudiants.

La notion de romantisme assimile aussi les Français à des great lovers qui multiplient les conquêtes, invitent leur petite amie à des dîners aux chandelles, etc. Ce stéréotype est passé, à mon avis, par le prisme américain. Il est ainsi peu probable que le cinéma français ait pu, avec un impact relativement récent, l’implanter aussi profondément dans les esprits. Il n’a fait qu’accentuer les stéréotypes qui existaient déjà, l’image des Français intellectuels, par exemple.

Une partie de votre recherche porte sur les caractéristiques de la jeunesse taïwanaise actuelle. Quelles sont-elles ?

Dans ma thèse, j’essaye de comprendre quelles sont la vision du monde et les attentes de la nouvelle génération, en quoi elles vont influencer sa perception des cultures étrangères et, donc, l’enseignement de la culture. Mon enquête, faite à l’aide d’un questionnaire, portera sur les 15-25 ans. Je vais aussi faire une analyse de discours sur tout ce qui est publié sur les jeunes : les rapports du gouvernement sur la violence, la sexualité, par exemple, les travaux des psychologues, des sociologues... Je vais essayer de trouver des discours de jeunes : ce pourra être des graffitis, la communication sur les BBS (Bulletin Board Service ou micro-serveurs), etc. Je veux savoir quels écrits sont représentatifs du milieu dont je m’occupe, à savoir le milieu des jeunes cultivés.

On dit souvent ici des jeunes qu’ils sont de plus en plus égoïstes. C’est un préjugé. La société évolue et les jeunes sont pris dans des contraintes totalement différentes de celles de la génération des 40 ans, qui a vécu une époque où Taïwan luttait contre la pauvreté. La nouvelle génération, elle, arrive dans une société d’abondance. Ayant connu les années économiquement difficiles, les parents ont à cœur de tout donner à leurs enfants. Sur le plan matériel, les jeunes ont donc une vie relativement facile. A cela vient s’ajouter un phénomène nouveau, celui de la libre circulation de l’information. Quand je suis arrivé ici en tant qu’étudiant, les jeunes qui écoutaient la radio de Chine communiste risquaient la prison. Aujourd’hui, on peut parler du communisme pendant les cours, à condition de ne pas faire de propagande. Les jeunes doivent donc sélectionner les informations qui les submergent. Mais ils ont parfois du mal à faire le tri et sont soumis à davantage de tentations. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils aillent danser ou pratiquent des activités qui étaient interdites à leurs aînés. Il y a 20 ans, il était impossible d’organiser une soirée dansante !

Autre phénomène, plus lourd de conséquences pour l’avenir : le manque de créativité. Taïwan s’est développée rapidement et le bien-être matériel de base est désormais assuré pour l’essentiel de la population, même si quelques problèmes subsistent ici ou là. Mais les institutions se rendent à présent compte que, pour transformer un pays en voie de développement en pays développé, il faut de la créativité et de l’initiative, ce que personne n’enseigne. On répète aux jeunes qu’ils doivent être créatifs, se prendre en main et résoudre seuls leurs problèmes. Ils prennent conscience que, pour s’en sortir, ils ne pourront pas toujours compter sur leurs parents et leurs professeurs. Logiquement, donc, ils songent d’abord à eux-mêmes.

Je pense qu’ils sont à la recherche d’une identité, phénomène qui vient s’ajouter à un problème commun à toute la société taïwanaise : l’incertitude quant à l’avenir politique de l’île. Cette question fait clairement partie de leurs préoccupations, même si cela n’apparaît pas directement dans leur discours. Ils ne sont pas certains que leur futur sera à Taïwan. Sur cela vient se greffer un problème d’identité culturelle qui a été très bien résumé par la formule d’un de mes étudiants. Il m’a dit : « Nous, les Taïwanais, nous sommes des éponges. » La culture taïwanaise n’est pas encore affirmée en tant qu’entité spécifique, indépendante de la culture chinoise. Les gens ici ne savent pas s’ils sont chinois ou taïwanais, ou les deux, sans compter qu’ils sont aussi soumis à une double influence américaine et japonaise. Beaucoup se sont entendu dire par leurs parents qu’il n’y avait pas de culture taïwanaise. La culture, officiellement, vient de Chine. Ainsi, le dialecte local était autrefois interdit à l’école. N’ayant jamais entendu parler de la culture taïwanaise, les gens ne savent donc pas ce que c’est. D’autres sont enfermés dans l’idée d’une opposition culture populaire/culture élitiste. Ils estiment qu’il existe effectivement une culture taïwanaise mais pensent qu’il s’agit seulement d’une culture populaire, et non pas d’une culture d’élite, d’une culture des beaux-arts. D’autres affirment que la culture taïwanaise est américanisée mais, là encore, ils ne savent pas en quoi. A mon avis, la culture américaine n’agit en profondeur que dans certains domaines. Je reste sceptique, par exemple, sur l’impact qu’a l’influence occidentale sur les attitudes et les mentalités. On assiste donc à une quête de l’identité culturelle. Or, les jeunes, contrairement à ce qu’on pense, n’ont pas le temps de mener de réflexion à ce sujet parce qu’ils étudient et, souvent, travaillent en même temps. Ils font toutes sortes de petits boulots pour se créer une indépendance qui, à leurs yeux, prend d’abord l’aspect d’une indépendance financière. Ces jeunes ne possèdent pas les outils culturels leur permettant de se dire qu’ils ont une spécificité, des richesses qui leur garantiront un avenir. Il s’agit donc, je pense, d’une génération en transition. En comparaison des étudiants que j’avais en 1977, ceux d'aujourd'hui sont beaucoup plus mûrs, vivaces d’esprit, critiques, à la fois sur eux-mêmes, sur l’environnement et sur la société. Ils sont aussi de plus en plus à l’aise dans leur corps, dans l’expression de leur affectivité… Je pense que s’il n’y a pas de gros chaos politique ou de guerre, Taïwan possède là une belle richesse : une jeune génération cultivée, qui cherche à comprendre, à s’ouvrir sur le monde.

Quelles sont les difficultés de l’enseignement du français ?

Tout d’abord, les difficultés de la langue elle-même. En chinois, il n’y a ni conjugaison, ni genre, par exemple. Qui plus est, la prononciation du français est une horreur. C’est donc là le premier choc. Après deux mois de prononciation, le tiers des futurs naufragés sont partis.

Une autre raison souvent avancée, c’est que l’environnement n’est pas propice à l’apprentissage des langues, exception faite de l’anglais. Ici, à Tunghai, je suis le seul Français. La communauté française, une cinquantaine de personnes, n’est pas facile d’accès. Il s’agit pour l’essentiel d’expatriés dont les horaires de travail sont très lourds et qui ont bien souvent autre chose à faire que de parler avec des étudiants. De plus, ils ont été parachutés à Taïwan, de sorte qu’ils ne s’intéressent pas forcément à la culture locale. Mais essayer de mettre en contact la communauté française locale et les « apprenants » de français ne fait pas moins partie de ma stratégie d’enseignement. J’ai donc demandé à certaines femmes d’expatriés suivant des cours de chinois à l’université d’entrer en contact avec mes meilleurs étudiants. Les résultats sont très satisfaisants. J’ai aussi essayé, avec mon collègue belge de l’université Feng Chia, de monter une association des francophiles pour permettre aux Chinois qui ont vécu en France et qui parlent français de venir pratiquer la langue et découvrir la culture françaises grâce aux expatriés. Mais nous n’avons pas continué longtemps. La communauté des expatriés et la communauté francophile de Taichung n’ont en général pas les mêmes centres d’intérêt. Nous avons aussi invité des Chinois à faire découvrir Taïwan aux expatriés. Par exemple, j’ai demandé à un ami de faire un exposé sur la médecine traditionnelle chinoise. Mais au bout de dix minutes, tout le monde s’ennuyait. Les gens prennent plaisir à être ensemble, mais si vous ne créez pas une animation, vous voyez très vite les Français se rassembler d’un côté et les Chinois de l’autre.

Quelles sont vos propositions en matière d’enseignement de la culture ?

De par mon parcours, je ne suis pas vraiment un intellectuel. Je suis avant tout un éducateur et je garde toujours présent à l’esprit l’aspect pratique de la recherche. En tant qu’enseignant, je me pose en intermédiaire entre le monde universitaire et le monde du travail. J’ai donc souhaité, approuvé en cela par mon directeur de recherche, donner à mon étude un aspect indirectement pratique et écrire un curriculum destiné à émettre des suggestions sur la façon d’enseigner la culture. Je me suis aperçu, dans les conférences d’enseignants de français ici, que les gens ne sont en général pas formés pour cela. Ils en restent à une présentation figée de la civilisation et de l’histoire de la culture française ou bien à un enseignement de cette culture se servant de matériaux datant d’une cinquantaine d’années ou de méthodes que je qualifierais d’« hors sujet ». Je peux citer l’exemple d’une conférence où une collègue a fait une démonstration de l’enseignement de la chanson française. On sentait dans son travail une sincère volonté de faire découvrir la France. Malheureusement, l’artiste présentée pour faire découvrir la chanson française était Cora Vaucaire !

Mes suggestions ne sont peut-être pas toutes justes ni utilisables mais mon intention est de donner des idées et de montrer comment parler de la culture. L’enseignement de la langue est balisé : il existe des méthodes, des livres de grammaire, des précis d’orthographe et de composition. Mais il n’existe pas de méthode d’enseignement de la culture. Les questions qui se posent sont donc : de quelle culture va-t-on parler, comment va-t-on en parler, avec quels moyens ? Il y a un certain nombre de principes à respecter, selon le public ciblé, la culture ciblée, les cultures en présence… Il faut réfléchir au rôle de l’histoire, de la civilisation, de la sociologie et veiller à ne pas donner une fausse image de son pays. D’une manière générale, en effet, les expatriés ont tendance à idéaliser. C’est la raison pour laquelle je voudrais, dans le curriculum, soumettre des idées sur la façon de construire des principes de travail, montrer qu’il existe un certain nombre de règles qu’il faut respecter pour enseigner la culture, ce qui n’est pas chose facile.

Mon cheval de bataille, c’est la façon d’utiliser la culture locale pour promouvoir la culture française. Si vous ne prenez pas en considération l’image qu’ont les Taïwanais de la France, vous n’aurez guère de résultats ; si vous ne tenez pas compte de l’image qu’ont les Taïwanais d’eux-mêmes, vous passerez à côté de beaucoup de choses. Moi-même, pendant des années, j’ai fait à des étudiants des remarques telles que : « ce travail est nul », qui les faisaient littéralement rentrer sous terre. Maintenant, je tiens ce genre de propos sur le ton de la plaisanterie. Ils savent que c’est un jeu. Il faut aussi savoir que les étudiants viennent de différents départements et que, pour avoir une bonne ambiance, il faut les faire travailler en groupe. Si vous ne comprenez pas que les Taïwanais ont l’habitude de travailler en groupe, que l’individu est un maillon du groupe, vous perdez une richesse. En classe, je demande aux meilleurs élèves, que je repère assez rapidement, de devenir les professeurs de ceux qui ne comprennent pas. Je sais que ceux qui suivent avec difficulté n’oseront pas venir me poser des questions. Ils auront peur de perdre la face devant les autres, peur de se trouver devant le professeur qui va s’imaginer qu’ils sont de mauvais élèves, qu’ils ne travaillent pas, etc. Je leur accorde donc un moment pendant le cours pour que ceux qui ont compris expliquent à ceux qui sont perdus. C’est un travail de groupe : ils se connaissent, ils n’ont plus peur de perdre la face et de poser des questions. Sinon, ils rentrent chez eux sans avoir compris et ils vont à l’échec. Il est donc important de connaître la culture éducative locale, de savoir comment les élèves fonctionnent et de prendre conscience que leur timidité peut-être contournée. Pendant des années, je me suis heurté à la passivité des élèves taïwanais. Puis, j’ai suivi un enseignement qui m’a appris beaucoup de choses. J’ai réfléchi à mes propres problèmes et je me suis rendu compte que c’était surtout mon incapacité à les faire parler, à les faire rire et à les faire réagir qui était en cause.

Comment envisagez-vous l’enseignement du français dans l’avenir ?

Je crois que les enseignants vont évoluer sous la pression des défis qui les attendent. Il faut qu’ils prennent conscience que l’enseignement de la langue est un marché, très volatil et qui a ses exigences. Or, le monde universitaire n’est pas habitué à raisonner en termes de marché. Beaucoup pensent surtout à leur carrière. Le statut de l’enseignant est ambigu : la promotion est davantage fonction de la recherche que de l’enseignement même si, là encore, des changements commencent à se faire jour. Cette situation ne favorise guère la prise de conscience de l’existence d’un marché et de la nécessité de préparer les jeunes au monde du travail. L’université est certes le temple du savoir, mais elle ne doit pas être fermée sur elle-même. Heureusement, les choses évoluent. On trouve maintenant des départements de français qui réfléchissent à l’ouverture de filières débouchant sur des métiers. L’université Fu Jen est ainsi en train de mettre en place une filière des métiers de la culture, pour former des managers de centres culturels et des responsables de l’investissement culturel dans les entreprises, par exemple. Mais ce n’est qu’un début et il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine. C’est tout particulièrement un défi pour le monde de l’enseignement du français, une langue difficile qui a perdu son utilité d’autrefois comme support de communication. Pourquoi enseigner le français ? Quels sont les débouchés ? L’enseignement de la littérature et de l’histoire, le journalisme n’offrent que peu de places, alors qu’il existe de nombreuses autres filières qu’il faut savoir exploiter. C’est un grand défi qu’il va falloir relever très vite parce que des jeunes vont bientôt arriver à l’université avec un bagage qu’ils auront acquis au lycée. Qu’attendront-ils de nous ? De plus en plus, ils vont demander que les formations universitaires offrent un débouché sur le marché du travail. Globalement, les universitaires ne sont pas préparés à cela. Les Français doivent utiliser leurs atouts et ne pas se contenter de diffuser une culture d’élite. Qui peut dire qu’à l’heure actuelle, la France est à la tête des arts dans le monde ? Il faut aussi parler de la culture commerciale de la France, qui est quand même la quatrième puissance économique du monde, des sciences et de l’industrie. J’ai une élève qui veut faire du design de bijoux. Il faut donc que je la renseigne sur les écoles de design. On peut également trouver des informations auprès de l’attachée linguistique de l’Institut français, sur l’internet, dans les médias. De grandes écoles ou des écoles privées deviennent de plus en plus agressives et n’hésitent pas à se déplacer. Un forum sur les métiers de l’art, de la mode, du dessin et de la danse a ainsi été organisé l’an dernier. A nous de sortir de l’université, de chercher à mieux connaître le marché taïwanais, à établir des contacts avec des hommes d’affaires, des expatriés, les institutions françaises et taïwanaises, et de brasser un maximum d’informations.

La politique linguistique officielle de l’Etat français est remarquable, eu égard aux moyens dont la France dispose. Mais il n’en demeure pas moins que notre langue perd du terrain au profit de l’anglais et de l’espagnol. Une prise de conscience s’est faite au niveau du FLE. L’un des moyens de freiner la tendance est d’enseigner la culture, prise au sens large du terme – et non pas seulement la « culture cultivée » dont parle Pierre Bourdieu – : la culture scientifique, commerciale et toutes ces cultures particulières dont on n’a pas l’habitude de parler, les « cultures invisibles », comme les hobbies des Français, par exemple. On peut parler de tous ces Français qui collectionnent des choses bizarres : pourquoi ? C’est intéressant parce que les Chinois sont aussi un peuple de collectionneurs. La collection est souvent un langage de communication. Ici, si vous voulez découvrir les « paysages intérieurs » des gens, il n’est pas recommandé d’en discuter directement. Mais les gens se confient à travers ce qu’ils aiment. Il existe aussi de nombreuses cultures minoritaires en France. On évoque souvent la situation de Taïwan par rapport à la Chine continentale ; le professeur peut aussi parler de la Corse, du Pays basque, du problème des langues minoritaires qu’on interdit de parler à l’école. Une recherche se fait actuellement dans toutes les directions, qui peut parfois donner une impression de désordre, mais qui est une façon de multiplier les possibilités, de permettre à chaque enseignant de piocher dans ce qui l’intéresse et dans ce qui est utile en fonction du milieu dans lequel il enseigne. Ici, je suis dans une situation d’urgence, une situation fragile où il faut que j’impose le français dans un milieu qui s’en désintéresse, où le français est ultraminoritaire. Les idées que me donnent mes collègues et les chercheurs en FLE me fournissent des moyens pour propager le français et en faire une langue vivante, en développement. Quand on parle de la France, on parle de la langue française. Mon approche globale, c’est de faire parler de la France, que ce soit en bien ou en mal. A partir du moment où l'on en parle, on commence à intéresser les gens à notre culture et à notre langue. C’est aussi de cela que dépend leur survie.


(*) NDLR : spécialistes de l’éducation travaillant pour les organismes officiels français à l’étranger.

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